POUR IGNACE PADEREWSKI
Maître, quand j’entendis, de par tes doigts magiques,
Vibrer ce grand Nocturne, à des bruts d’or pareil;
Quand j’entendis, en une sonore et pur éveil,
Monter sa voix, parfum des astrales musiqes;
Je crus que, revivant ses rythmes séraphiques
Sous l’éclat merveilleux de quelque bleu soleil,
En toi, ressuscité du funèbre sommeil,
Passait le grand vol blanc du Cygne des phtisiques.
Car tu sus ranimer son puissant piano,
Et ton âme à la sienne en un mystique anneau
S’enchaîne étrangement par des causes secrètes.
Sois fier, Paderewski, du prestige divin
Que le ciel te donne, pour que chez les poètes
Tu fisses frisonner l’ame du grand Chopin.
*****
CHOPIN
Fais, au blanc frisson te des doigts,
Gémir encore, ô ma maitresse!
Cette marche dont la caresse
Jadis extasia les rois.
Sous les lustres aux prismes froids,
Donne à ce coeur sa morne ivresse,
Au soirs de funèbre paresse
Coulés dans ton bourdoir hongrois.
Que ton piano vibre et pleure,
Et que j’oublie avec toi l’heure
Dans un Eden, on ne sait où. . .
Oh! fais un peu que je comprenne
Cette âme aux sons noirs qui m’entraîne
Et m’a rendu malade et fou!
[Uit: Poésies complètes 1896-1899]
Émile Nelligan (1879-1941)
(Binnenkort volgt er in deze kolommen meer over deze unieke poëet en zijn oeuvre.)
*****
CHOPIN
Chopin, frère du gouffre, amant des nuits tragiques,
Ame qui fut si grande en un si frêle corps,
Le piano muet songe à tes doigts magiques
Et la musique en deuil pleure tes noirs accords.
L’harmonie a perdu son Edgar Poe farouche
Et la mer mélodique un de ses plus grands flots.
C’est fini? le soleil des sons tristes se couche,
Le Monde pour gémir n’aura plus de sanglots!
Ta musique est toujours — douloureuse ou macabre —
L’hymne de la révolte et de la liberté,
Et le hennissement du cheval qui se cabre
Est moins fier que le cri de ton cœur indompté.
Les délires sans nom, les baisers frénétiques
Faisant dans l’ombre tiède un cliquetis de chairs,
Le vertige infernal des vales fantastiques,
Les apparitions vagues des défunts chers;
La morbide lourdeur des blancs soleils d’automne;
Le froid humide et gras des funèbres caveaux;
Les bizarres frissons dont la vierge s’étonne
Quand l’été fait flamber les cœurs et les cerveaux;
L’abominable toux du poitrinaire mince
Le harcelant alors qu’il songe à l’avenir;
L’ineffable douleur du paria qui grince
En maudissant l’amour qu’il eût voulu bénir;
L’acre senteur du sol quand tombent des averses;
Le mystère des soirs où gémissent les cors;
Le parfum dangereux et doux des fleurs perverses;
Les angoisses de l’âme en lutte avec le corps;
Tout cela, torsions de l’esprit, mal physique,
Ces peintures, ces bruits, cette immense terreur,
Tout cela, je le trouve au fond de ta musique
Que ruisselle d’amour, de souffrance et d’horreur.
Vierges tristes malgré leurs lèvres incarnates,
Tes blondes mazurkas sanglotent par moments,
Et la poignante humeur de tes sombres sonates
M’hallucine et m’emplit de longs frissonnements.
Au fond de tes Scherzos et de tes Polonaises,
Epanchements dún cœur mortellement navré,
J’entends chanter des lacs et rugir des fournaises
Et j’y plonge avce calme et j’en sort effaré
Sur la croupe onduleuse et rebelle des gammes
Tu fais bondir des air fauves et tourmentés,
Et l’âpre et le touchant, quand tu les amalgames,
Raffinent la saveur des tes étrangetés.
Ta musique a rendu les souffles et les râles,
Les grincements du spleen, du doute et de remords,
Et toi seul as trouvé ls notes sépulcrales
Dignes d’accompagner les hoquets sourd des morts.
Triste ou gai, calme ou plein d’une angoisse infinie,
J’ai toujours l’âme ouverte à tes airs solennels,
Parce que j’y retrouve à travers l’harmonie,
Des rires, des sanglots et des cris fraternels.
Hélas! roi mort,qui donc peut jouer ta musique?
Artistes fabriqués, sans nerf et sans chaleur,
Vous ne comprenez pas ce que le grand Phtisique
A versé de genie au fond de sa douleur!
[Uit: Les Apparitions, 1896]
Maurice Rollinat (1846-1903)
*****
MAZURKA
Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s’adore
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.
Que j’aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d’une mandore,
Le rhytme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s’oublier!
Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J’y peux trouver encor comme un reste d’oubli,
Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.
[Uit: Poésies complètes 1896-1899]
Émile Nelligan
*****
Afbeeldingen
1. Ignacy Jan Paderewski (1865-1941).
2. Émile Nelligan (1879-1941).
3. Maurice Rollinat (1846-1903) aan de piano.
4. Fryderyk Franciszek Chopin (1810-1849) — portret door Eugène Delacroix (1798-1863), uit 1833.